La reine des fées avait un fils, homme de science profonde et d'humeur débonnaire, qui aimait à se faire admirer des hommes.
Un soir de mai, assis au milieu des gens du village, il conversait avec eux en dialecte lorrain :
- Ah ! Bonnes gens, leur dit-il, en regardant la belle verdure rajeunie qui tapissait le sol, j'ai appris que vous venez de perdre l'un des vôtres. Comment pouvez-vous vous laisser mourir quand vous avez sous les pieds les trois plantes qui, en s'unissant, assurent l'immortalité ?
- Quelles sont ces trois plantes ? demandèrent les bonnes gens.
Le fils de la reine hésita. Il avait entendu un étrange frôlement dans les arbres du voisinage. Mais une jeune fille, dont la grand-mère était malade, attacha sur ses yeux un tel regard d'imploration qu'il répondit :
- Ces trois plantes sont : "celri à mex, cmïn à pré (céleri au jardin, cumin dans la prairie).
Il allait indiquer la troisième plante quand, debout au sommet d'une roche, la reine des fées, cheveux dénoués, toute pâle, s'écria :
- Malheureux ! Si tu ajoutes un mot, je m'arrache le sein qui t'a nourri.
(Alors) le fils de la reine n'a pas révélé la troisième plante...
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On doit à Emile Hinzelin, la transcription de cette légende qu'il situe à Domrémy, village natal de Jeanne d'Arc, mais qui se disait aussi ailleurs dans les Vosges, notamment à Saint-Rémy (Région de Saint-Dié). Le thème ici abordé est celui de l'immortalité, non pas celle promise au Paradis par le Christianisme, mais bien celle qui résulte, par l'intermédiaire des plantes, des rapports anciens entre l'homme et la nature, tels que les Celtes et leurs druides en particulier, pouvaient l'imaginer.
Si l'on examine en effet, les deux plantes nommées, on s'aperçoit qu'elles sont très proches l'une de l'autre puisque le nom botanique du cumin est "selinum graveolens" c'est à dire "céleri odorant". Le "céleri" était (...) déjà connu au moins à l'âge du bronze, mais sous la forme de "l'ache" sauvage(...)
Ache vient du latin "apon", dérivé du celtique "qui signifie "venu de l'eau" (Pascal Viroux, "la table des Dieux", Editions Pierron, Sarreguemines, 2001). L'ache était donc déjà connue des Gaulois qui en tressaient des couronnes qui étaient l'attribut des génies mythiques (ou grands ancêtres) aux fêtes données en leur honneur. Ajoutons que le céleri était souvent confondu - ce qui n'est plus la cas aujourd'hui - sous le nom d'ache, avec le persil, herbe du Diable (en Lorraine, c'était même un surnom du Malin), à cause sans doute de ses vertus magiques, bénéfiques ou dangereuses.
Un autre thème important est sous-entendu dans cette courte légende : c'est celui de "l'interdit", le "geis" celtique ("gessa" au pluriel), qui concenre très souvent les rois et qui ne saurait être transgressé. C'est, à temps, ce que rappelle la Reine des Fées, à son imprudent fils, auquel le contact amical avec les humains fait oublier toute réserve...
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Légendes lorraines de mémoire celte
Roger Wadier
Editions Pierron
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Image : Jim Colorex